Dis-moi quelles chaussures cheloues tu portes, je te dirai qui tu es
Amis paraphiles passez votre chemin, cette newsletter ne contient aucune photo de pieds.
Dans Comment doit-on s’habiller (Grasset, 2014), l’architecte autrichien Adolf Loos (1870-1933) fait un lien entre lutte des classes et évolutions vestimentaires. Ainsi, le vêtement devient l’un des révélateurs d’une répartition du pouvoir social.
Prenons l’exemple de la chaussure : membres de la classe socialement dominante, les chevaliers du Moyen Âge marchaient peu et avaient, de fait, « des pieds plus petits que le commun des mortels », explique l’auteur. Pour coller à l’époque, les artisans cordonniers faisaient donc en sorte de proposer des modèles de souliers fins et longs. « Avec le déclin de la chevalerie, le bourgeois piéton a remplacé le chevalier dans la hiérarchie sociale et le pied large du patricien, avec sa façon décontractée de marcher, est devenu à la mode. » Et ainsi de suite au fil des temps, des modes et des innovations (saviez-vous par exemple que l’utilisation généralisée de la chaise à porteurs avait contribué à l’apparition des petites chaussures à talons hauts ?).
À l’époque de la rédaction de Comment doit-on s’habiller – soit le début du XXe siècle –, Adolf Loos prédit que « les chaussures à lacets domineront le siècle prochain » tout en se désolant de la naissance d’un « hybride hideux » qu’est la botte à élastique. « Tempora mutantur, nos et matamur in illis. Les temps changent, et nous changeons avec eux. Nos pieds changent aussi. Bientôt, ils seront petits ou grands, étroits ou larges. Et les chaussures fabriquées par les cordonniers seront petites, ou grandes, ou étroites, ou larges », dit-il. Je me demande ce qu’il aurait pensé des ballerines à orteils séparés de Coperni (je les ai essayées récemment au Printemps et c’était assez rigolo, même si les enfiler nécessite une certaine gymnastique (!) des orteils).
Quatre typologies de souliers qui m’obsèdent/que je vois partout, et le profil qui va avec. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite etc. etc.
La chaussure-chausson
Presque une chaussette, taillée dans un matériau (cuir, mesh) tellement fin qu’il a l’air prêt à se déchirer au premier orteil posé par terre. C’est tout juste si une semelle, plus plate qu’une crêpe, a été cousue dessous afin de pouvoir battre le pavé. Un accessoire très luxe pour celles qui dépensent sans compter, et n’ont pas peur d’abîmer leurs souliers.
Pour qui ? Une galeriste américaine expatriée en France, qui s’encanaille en posant son sac Margaux de The Row (le grand modèle en daim, à 6000 euros) par terre dans le métro. Sous ses airs monacaux, elle aime le contact du cuir souple et chaud sur sa peau, collectionne les pendentifs-flacons d’Elsa Peretti pour Halston (s’ils sont vendus avec le parfum capiteux d’origine, c’est encore mieux) et conserve ses anxiolytiques dans un pilulier en argent Sophie Buhai.
La sneakerina
1300%. C’est le pourcentage d’augmentation des recherches autour de la sneakerina, recensées par la plateforme Lyst au premier trimestre 2025. Comprendre ici la fusion de la sneaker et de la ballerine, donnant naissance à un soulier hybride, fin et souple comme un chausson de danse, parfois posé sur une semelle sportive. Ce printemps, équipementiers comme griffes pointues s’amusent tous à proposer leur version.
Pour qui ? Une fille de la Gen Z adepte de l’esthétique nœud-nœud mais pas neuneu de la créatrice américaine Sandy Liang, mais qui refuse qu’on dise d’elle qu’elle est coquette. Elle porte un top en cachemire à col bateau Intimissimi sur une jupe-pantalon Paloma Wool, sait faire la différence entre un bon et un mauvais matcha, et a encore le ventre plat. Si elle était une micro-tendance Tik Tok, elle serait probablement une « active princess ».
La snoafer
Un autre modèle interlope, qui mixe ici la sneaker et le loafer, soit la basket et le mocassin. Hérésie pour les uns, graal pour les autres, la snoafer fait quoiqu’il en soit les belles heures des rois de la chaussure sportive, de New Balance à Converse (les puristes me diront que le label américain fait des mocassins depuis des années, et ils auront raison) en passant par Hoka – la marque favorite des poseurs marathoniens adeptes des semelles avec plaques de carbone intégrées.
Pour qui ? Un quasi-quadra qui ne regarde plus la F1 le dimanche mais le Master d’Augusta et s’arrête pour comparer la taille des clubs de golf quand il passe au Décathlon du coin. Un peu déprimé à l’idée de passer le cap des 40 ans, et pas convaincu par le mocassin en cuir (encore trop bourgeois pour lui), il a trouvé en la snoafer la solution à tous ses problèmes. Il se sent cool, sans avoir mal aux pieds.
La chaussure de papi 2.0
Que celui ou celle qui n’a jamais louché sur la vitrine d’un magasin de souliers orthopédiques me jette la première paire. Ergonomique, de bonne facture et pas hors de prix, la basket de papi séduit aujourd’hui les « branchés ». Mais si vous savez, ceux qui n’aiment pas les logos et lèvent les yeux aux ciel quand vous évoquez une marque qu’ils connaissent depuis trois ans. Lire à ce sujet cet article du Figaro sur l’étonnant succès de la Mephisto outre-Atlantique. Fonctionne aussi avec TBS.
Pour qui ? Un lecteur assidu de L’Étiquette, qui se défendra toujours de suivre quelque conseil mode que ce soit. C’est le boss de fin de la quête stylistique : il sait ce qui lui va et n’hésite pas à acheter quatre versions différentes du même blouson si celui-ci tombe bien. Il porte la montre de son grand-père, met du blanc en hiver et ne se sépare pas de son tote-bag L.L. Bean – un modèle vintage, trouvé dans une friperie au Japon.
Bonus : la claquette/mocassin Ferrari
Des choses à lire qui parlent toutes – surprise ! – de chaussures.
Marchera-t-on tous (presque) pieds nus cette année ? De la sandale Zero de Balenciaga, sorte de fine semelle en plastique s’enroulant juste autour du gros orteil, à la vague des chaussures ergonomiques incarnées entre autres par les Five Fingers de l’équipementier italien Vibram, le business de la barefoot shoe a de beaux jours devant lui.
La crème de la crème des nepo-babies, c’est ce que s’est offert Tod’s pour la dernière campagne en date autour de sa célèbre car shoe à picots. De gauche à droite : Lennon Gallagher, Ella Bleu Travolta, Stella Banderas, Leo Gassmann et Roberto Rossellini. Si cette brochette de jeunes gens bien sous tous rapports vous file un coup de vieux, c’est normal.
Vous en avez sûrement déjà entendu parler, peut-être même est-ce la source de débats enflammés lors de dîner entre amis : The Row, le label (très) bon chic bon genre des sœurs Olsen, commercialise pour l’été une paire de tongs en caoutchouc à 780 euros. Est-ce bien raisonnable ? Peut-être pas. Il n’empêche qu’elles sont régulièrement en rupture de stock. Personnellement, si je devais dépenser une somme folle dans des chaussures The Row, j’achèterais celles-ci.
Quant à celles et ceux qui se demandent comment une paire de souliers peut coûter aussi cher, j’ai une excellente newsletter pour vous :
Au rayon de mes obsessions pédestres, laissez-moi également vous présenter cette chaussette en cachemire avec semelle à picots intégrés. Elles sont signées Brave Pudding, un label américain qui a entre autres eu les honneurs du Wall Street Journal. C’est parce qu’elle ne savait pas quoi faire de ses chaussettes en cachemire (qui boulochent dès qu’elles entrent en contact avec n’importe quel soulier) que sa créatrice, Sarah Fiszel, a eu l’idée de ce chausson de luxe. À vous moyennant la modique somme de 380 dollars (peu ou prou 410 euros).
Et surtout n’oubliez pas :
Tes chaussures de choix the Row = 100% Lizzie McGuire en 2001