Il faut souffrir pour consommer
Des files d'attente illimitées aux réservations obligatoires en passant par les expériences shopping désastreuses, une courte newsletter pour râler un bon coup.
« Est-ce que tout fout le camp ou est-ce moi qui suis devenue une vieille conne ? »
Me demandais-je alors que j’errais péniblement au cœur de la boutique londonienne de Glossier. C’était il y a un an et demi. De passage dans la capitale anglaise pour un papier, j’avais décidé de faire un stop à Covent Garden entre deux interviews. Quelle idée ! Entourée d’adolescentes condescendantes me faisant comprendre d’un coup d’œil en biais que je n’étais pas à ma place (réveillant par la même occasion un vieux traumatisme datant du collège), je cherchais en vain un mascara à sourcils brun.
Rarement session shopping n’aura été si laborieuse : si tous les produits et leurs déclinaisons sont présentés sur de jolis comptoirs millenial pink, interdiction de partir avec. Il faut d’abord mettre la main sur une vendeuse, lui lister péniblement tout ce que vous souhaitez acheter, puis attendre de longues minutes que le produit désiré, évidemment soigneusement rangé dans sa pochette à bulle rose (elle-même placée dans un sac de la même teinte qui porte votre prénom), arrive jusqu’à vous via un système automatisé alambiqué.
Il y a plus grave dans la vie qu’une mauvaise session shopping, j’en suis bien consciente. Mais cet épisode m’est revenu en tête alors que je discutais récemment avec une amie d’une soirée passée dans un bar-restaurant en vue du XIe arrondissement, supplément serveurs méprisants et note salée.
Une soirée à ajouter à la longue liste de ces moments de solitude que je vis régulièrement, qui me donnent envie de relire Karl Marx et de faire tomber le Grand Capital :
Quand j’ai voulu aller voir les premières pièces Phoebe Philo (chacun ses priorités) fraîchement arrivées au Dover Street Market de Londres et que l’on m’a fait poireauter vingt minutes au milieu du magasin sans jamais venir me chercher. 1200 secondes en face d’un vendeur qui me
narguaitregardait droit dans les yeux tout en pliant méticuleusement des vêtements. J’ai fini par partir sans avoir vu le début d’un col de chemise.Quand un serveur du restaurant Le Dauphin s’est accroupi face à moi façon Super-Nanny-se-met-à-hauteur-d’enfant, avant de poser son coude sur la table puis de me demander très sérieusement si je comprenais bien le concept de ses « petites assiettes à partager. » C’était il y a plusieurs années mais j’y repense souvent, à chaque fois un peu plus agacée.
Quand une connaissance s’est vue refuser l’entrée de la boutique parisienne de The Row sans raison valable, le « videur » lui recommandant d’aller faire un tour dans le quartier et de revenir plus tard (!).
Quand une amie m’a raconté avoir fait la queue sous la pluie devant l’une des adresses de l’Officine Universelle Buly, avant de se rendre compte qu’elle ne pouvait décemment pas s’infliger une telle expérience shopping.
Bonus 👇🏻
Quand est-ce que consommer est devenu aussi laborieux ? Et pourquoi s’inflige-t-on volontairement ces rituels d’humiliation ? J’ai posé la question à Alexandra Jubé, experte en stratégie de marques, dont les analyses toujours très pertinentes sauvent 50% de mes articles. Au sujet notamment des files d’attente interminables, qui sont d’ailleurs souvent loin de rebuter les consommateurs, voici ce qu’elle m’a envoyé :
« Il y a deux paramètres qui sont intéressants, l’un indirect, l’autre direct. Le premier est dû à une conséquence de la montée en puissance de marques et de la volonté des consommateurs, notamment à cause des réseaux sociaux, de vouloir toujours participer, d’en être, de se prendre en photo dans le dernier restaurant à la mode ou d’avoir été dans la boutique de luxe, qui devient finalement une destination à part entière. Ce sont eux qui ont, d’une certaine façon, “touristisé” beaucoup de lieux de consommation. Ces derniers ne se retrouvent pas avec la clientèle qu’ils ciblent ou en tout cas une clientèle qui va venir consommer et être en cohérence avec l’endroit qu’ils ont construit, mais avec des gens qui viennent plutôt pour se prendre en photo et dire qu’ils y étaient. Ce phénomène-là a donc aussi amené les établissements à mettre une sorte de filtre face à cette dimension un peu touristique de la consommation des lieux. Pour gérer le flux et que les vrais clients puissent profiter d’une expérience qualitative, les marques et les établissements ont été obligés de mettre des barrières à l’entrée afin que l’expérience soit plus fluide, et dans le respect du client. Ça, c’est une conséquence d’un nouvel usage médiatique et d’une nouvelle place des marques qui fait que, finalement, il y a eu un flot de visiteurs trop important par rapport à ce que ces lieux étaient capables d’absorber.
Après on ne va pas se mentir : mettre des barrières à l’entrée est aussi un moyen pour les marques de rendre les choses plus complexes et de signaler d’une certaine façon qu’il faut les mériter pour pouvoir les consommer, ce qui va donner envie de participer et d’en être.
Il y a cependant un phénomène à double-tranchant, notamment du côté des lieux de restauration qui ne pratiquent pas du tout la prise de réservation pour qu’il y ait justement une queue devant chez eux… et qui questionnent aujourd’hui ce modèle-là. Une fois que tu es venu deux heures attendre, ça ne te vient plus à l’idée de retourner dans le restaurant quand la “fame” du début est passée. Pour ces lieux, il y a donc une vraie question autour de la façon dont ils peuvent pérenniser ce modèle.
Enfin, je pointerai aussi du doigt la dimension symbolique de la file d’attente, qui favorise l’attractivité d’un lieu. Les gens vont passer devant, voir d’autres gens qui attendent, et se demander ce que que c’est que cet endroit. Tout ça va leur donner potentiellement envie d’y aller.
Finalement, il y a trois dimensions différentes : une plutôt stratégique, une seconde structurelle parce que l’époque a changé, et puis cette dernière dimension-là. »
À cette analyse, j’ajouterai celle de 💞 Thorstein Veblen 💞 qui, dans La théorie de la classe de loisir (1889), rappelle que la consommation de cette dernière est déterminée par des contraintes sociales. Le consommateur suit ainsi des phénomènes de mode plutôt que ses goûts personnels, qu’importe que cette consommation soit source d’inconfort ou de déplaisir. On ne peut donc s’en prendre qu’à soi-même…
Rien ne va plus, la preuve avec ces quelques liens.
Whatever happened to the walk-in? Booker une table n’a jamais été aussi compliqué, et n’imaginez même pas entrer sur un coup de tête dans un restaurant pour y manger. Un phénomène qui me rend folle, sur lequel s’est penché How To Spend It, le supplément week-end du Financial Times.
How queuing for stuff became just as important as buying it. Si j’ai, par défaut/lâcheté/faiblesse, accepté de devoir faire la queue pour entrer au musée ou dans un restaurant qui ne prend pas les réservations, d’autres considèrent que patienter en ligne pour l’ouverture d’un pop-up store ou le lancement d’un produit inédit est presque plus « cool » que mettre la main sur le produit en question.
À ce sujet, les plus impatients ou ceux qui ont un emploi du temps et un portefeuille rempli peuvent désormais s’offrir les services d’un line-stander. Soit une personne qui va volontairement faire la queue à votre place, avant de se désister au dernier moment pour vous laisser rentrer. Le tout moyennant, évidemment, une rémunération horaire.
À lire en attendant qu’une table se libère dans la dernière cave à manger que vous avez décidé de tester, cette enquête géniale sur la West Village Girl (une jeune femme aisée dans la vingtaine, très connectée, accro aux matcha lattes et aux espresso martinis, pratiquant le pilates religieusement et fantasmant un quotidien à la Sex and The City), et la façon dont elle a totalement modifié le quartier éponyme de Manhattan.
Comme mon petit ami, vous êtes persuadé d’être victime d’une malédiction et de toujours choisir la file qui n’avance pas lorsque vous faites vos courses ? Surprise (non), c’est juste votre cerveau qui vous joue des tours.
When Did Buying Concert Tickets Turn Into The Hunger Games? Raison n° 10364 pour laquelle je vais très rarement en concert (outre le fait que j’ai mal aux genoux quand je reste longtemps debout) : le processus infernal pour espérer mettre la main sur un ticket. Qui, avec un peu de chance, vous permettra de voir votre star préférée de dos, à moitié cachée par un poteau.
Pétition pour arrêter les restaurants où on te recommande de prendre 6 petites assiettes par personne, où l’addition atteint facilement les 200€ et d’où tu sors le ventre quasi-vide !
Mais OUI ! On en peut plus de ces concepts. Ça devient plus facile (et sympa) d’être servi dans une boutique Hermès que de prendre un jambon beurre dans certains quartiers.