35 ans et rien à me mettre
Une introspection stylistique, un peu de philosophie pour augmenter le quotient intellectuel de cette newsletter, et ce qu'en disent trois grands noms de la mode.
J’ai soufflé ma trente-cinquième bougie en début d’année. Tout le monde y passe, mais pour moi, ça a été comme un mini-tremblement de terre. Pétrie de certitudes aussi absurdes qu’absolues (je ne peux plus perdre du temps à écouter les singles des candidats de la Star Academy, je ne reporterai plus jamais de jupes, je devrais trouver ma coupe de cheveux signature), j’ai remis en question chacun de mes choix de vie. Il va de soi que j’ai aussi effectué un examen minutieux de mon dressing, duquel est sorti un constat sans appel : je n’ai pas de style. Ou plutôt, je ne l’ai pas encore trouvé. J’erre dans les limbes de la mode, oscillant entre celle que je suis (classique, un peu passe-partout, tout en étant capable d’acheter un pantalon à motif seventies que je ne porterai qu’une fois) et celle que je voudrais être (un croisement entre Miuccia Prada, les sœurs Olsen et Fran Lebowitz).
La bonne nouvelle, c’est que je ne suis pas la seule à chercher mon style. La mauvaise, c’est que ce n’est pas forcément bon signe. Dans le cadre d’un article sur les quinquagénaires en quête de style, j’avais posé quelques questions à Léa Ifergan-Rey, psychologue. Je lui avais notamment demandé ce qui poussait ces femmes – et plus largement pas mal de monde – à avoir envie de changer radicalement de look. Pour elle, « l’intérêt que l’on porte aux vêtement et à la façon de s’habiller est le reflet de questions d’estime de soi. Cela m’évoque aussi quelque chose d’assez narcissique : ces femmes sont concernées par l’image qu’elles renvoient d’elles. Si elles étaient dans mon cabinet, je viendrais interroger leur confiance en elles. Y a-t-il pu y avoir à un moment donné une certaine fragilité qui s’est invitée, et à quel niveau ? »
Une autre explication se trouve peut-être dans les écrits du philosophe allemand Georg Simmel. Dans Philosophie de la mode, que je ne peux que vous recommander (58 pages, aux éditions Allia), Simmel avance plusieurs pistes. D’abord, « la mode est l’imitation d’un modèle donné, et ce faisant elle répond au besoin qu’a l’individu d’être soutenu par la société, elle le met sur la voie que tous suivent, elle fait de chaque comportement individuel un simple exemple de l’universel qu’elle impose. Mais elle ne comble pas moins le besoin de différence, l’aspiration à la distinction, au changement, au détachement. Cette aspiration parvient à ses fins grâce à la variation des contenus qui confère à la mode d’aujourd’hui sa singularité par rapport à celles d’hier et de demain. »
Puis d’ajouter : « Que la mode soit l’expression exacerbée des instincts d’égalisation et d’individualisation, du plaisir de l’imitation et de la distinction à la fois, explique peut-être pourquoi les femmes sont en général particulièrement attachées à la mode. Il résulte en effet de l’infériorité sociale à laquelle elles furent condamnées pendant une majeure partie de l’Histoire […]. Les femmes aspirent alors énergiquement, en fonction des possibilités qui leur sont laissées, à singulariser et distinguer leur personnalité. La mode leur offre justement cette combinaison idéale […]. »
À la lumière de cette lecture, je suis allée chercher dans mes captures d’écran, posts Instagram sauvegardés et autres planches Pinterest, les images les plus à même de définir mes aspirations stylistiques. Florilège :

J’aurais aussi pu y ajouter Julia Roberts en Armani aux Golden Globes 1990, n’importe quel look de n’importe quelle collection The Row, Robert Redford dans Les Trois jours du Condor (1975) ou encore Faye Dunaway dans Les yeux de Laura Mars (1978)…
Dans les faits, aucun de ces looks n’est compliqué à reproduire. Du bleu marine, du gris, du noir, du denim, rien de trop serré et surtout des vêtements bien coupés. En un mot, de la simplicité. Mais est-ce que ce qui est simple est de fait plus facile à atteindre ? Vous avez trois heures.
Du radical Rick Owens à la rigoriste Phoebe Philo en passant par la très française Emmanuelle Alt, ce que trois personnalités de la mode disent de leur style.
Les règles catégoriques de Rick Owens
Extraits d’un numéro de 2009 du magazine Details, ces commandements implacables sont encore plus intéressants quand on les oppose au premier épisode de « Fashion Neurosis », le podcast de la créatrice anglaise Bella Freud (qui, au rayon des nepo babies, bat tout le monde à plates coutures puisqu’elle est l’arrière petite-fille de Sigmund Freud). Rick Owens, 62 ans désormais, y raconte comment et pourquoi son style personnel a changé, et c’est génial. On y apprend qu’il adore The Row, et déteste devoir choisir comment s’habiller le matin.
Le top 10 mode d’Emmanuelle Alt
Avant d’être la rédactrice en chef de Vogue Paris de 2011 à 2021, Emmanuelle Alt a travaillé dans les années 1990 pour le révolutionnaire magazine 20ANS. Cette interview, dans laquelle elle liste les dix indispensables mode à avoir dans sa garde-robe, vit dans ma tête sans payer de loyer. Chaque référence est pointue, ultra-chic, intemporelle.
Que portait Phoebe avant Philo ?
Idole absolue de bien des femmes (dont moi, sans surprise), Phoebe Philo est la chantre de cette mode intellectuelle que j’essaie à tout prix d’atteindre. Ce qui me réjouit – et me rassure sur ma propre évolution stylistique – c’est de savoir qu’à un moment de sa vie, avant les camaïeux de gris mastic, les costumes larges et les sacs aux lignes minimalistes, Phoebe Philo, 24 ans et alors directrice artistique de Chloé, portait des t-shirts imprimés, un pantalon à la taille tellement basse qu’il dévoilait un tatouage dans le bas du dos (!), des talons hauts en fausse fourrure imprimée panthère, et de la poudre bronzante.
Bonus : Comment Lydia Tár choisit ses vêtements le matin
Elle porte du Margaret Howell, Studio Nicholson et Lemaire, son sac est un Birkin d’Hermès et sa montre une Rolex, cadran à l’intérieur du poignet pour ne pas être éblouie par un reflet. Elle, c’est Lydia Tár, l’héroïne du film de Todd Field sorti en 2022. Jouée par Cate Blanchet, cette cheffe d’orchestre aussi tyrannique que fascinante est dotée d’un vestiaire sublime, créé par la costumière Bina Daigeler. Dans une interview donnée il y a quelques années au magazine W, l’Allemande confiait ce qui est peut-être le secret pour trouver son style : « C'est une femme de pouvoir qui occupe une position très élevée dans un milieu habituellement dominé par les hommes. Je dirais qu'elle a une armoire de vêtements de marque et qu'elle a très bon goût, mais elle s'habille rapidement, sans réfléchir. Elle ne prend pas le temps de se préparer et de faire des choix le matin, mais comme elle a de beaux vêtements, elle sait qu'elle sera toujours belle et bien habillée. »
Des liens et des références pour aller plus loin – et boucler la boucle.
How Directors Dress (A24, 2024). Que portent Sofia Coppola, Euzhan Paley, Spike Lee, ou encore Hayao Miyazaki lorsqu’ils sont en tournage ? C’est le sujet de ce beau livre, postfacé par Yohji Yamamoto.
How I Lost (and Found) My Style. Cathy Horyn, critique légendaire, couvre l’industrie de la mode depuis les années 1990. Témoin des grands bouleversements du milieu, elle raconte à The Cut sa quête stylistique personnelle. Sans surprise, Phoebe Philo est impliquée.
How a fashion critic decides what to wear to a fashion show. Journaliste mode pour le Washington Post, Rachel Tashjian a une incroyable collection de couvre-chefs. Ici, elle explique comment elle choisit ses vêtements en période de Fashion Week (spoiler : mieux que moi).
Novelist Ottessa Moshfegh finds joy in simple clothes. Ottessa Moshfegh (suivez-la sur Substack !) occupe la première place de mon panthéon littéraire depuis la sortie de Mon année de repos et de détente (2018). La lire au sujet des vêtements réunit deux de mes passions et donc, me réjouit.
Un sac de luxe donne-t-il vraiment de l’allure ? « Le style peut-il s’acheter ? » ferait, selon moi, un excellent sujet au bac de philo (auquel j’aurais sûrement eu une meilleure note que le devoir que j’avais rendu sur la caverne de Platon, coefficient 8). En attendant, voilà un article pour débuter (ou poursuivre) votre réflexion.
Merci d’avoir lu GYMNASTIQUE jusqu’au bout ! Pour ne rien manquer de mes prochaines réflexions aléatoires, n’hésitez pas à vous abonner via le lien ci-dessous.
Très belle collection de références ! J'adore les photos "d'époque" de phoebe philo et de sa bff stella mccartney, elles avaient l'air de plus s'amuser qu'aujourd'hui (des bruits de couloir circulent sur une ambiance bien toxique chez pp).